À COMPTE D’IVRESSE.
À propos du recueil d’Amir Ben Abdelmoumen.
Par Roland Devresse.
Le mot de Charles Baudelaire a mué en mot d’ordre : il faut être toujours ivres.
De soi, d’alcool, d’ambitions, d’amour, de vertu.
Qu’importe le flacon : il faut s’empoisonner pour continuer à supporter la communion générale dans la non-vie.
Communion spectaculaire des identités sans substance : se rattacher à tout, n’importe quoi. Voilà le grand credo.
« L’ivresse des sentiments est compté. » d’Amir Ben Abdelmoumen c’est le murmure furieux de ceux pour qui chaque « je » est devenu une douleur. De ceux qui « ont perdu leur langue ».
Hommage à toutes les « langues oubliées »
Ici sont décrits les mondes sans langue devenus non-monde puisque indicibles, souvenirs à peine, éternelle sphère de la perte où tout s’écoule, tout s’enfuit, car « on ne passe pas deux fois dans le même fleuve. ». Comme une tentative de rattraper ce qui s’égare, s’égare sans retour.
À commencer par l’amour.
En corps et toutes nuits.
Nuits de feux sans fumée.
C’est une poésie intime, héraclitéenne qui est proposée là par celui « qui fut de la mer » ( et qui vole dorénavant.).
S’il vole, c’est parce qu’il habite les cimes de forêts en fusion – son ciel est parsemé des noires étoiles des abdications
– et cette lune qui ne sourit que trop ; elle voudrait dire quelque chose :
les peines d’hivers où l’incertitude se fait inquiétude
ces nuages si bas que l’homme dut tout avouer
« L’ivresse des sentiments est comptée » est une profession d’effroi. Des chapitres qui disent les impossibles passions qui, pourtant, existent. S’enroulent sur elles-mêmes, mais se payent toujours à compte d’ivresse. Addition salée du poète qui « ne croit qu’au vécu qui rend fou », se perd sans pouvoir se perdre, pour qui souffrance et plaisir sont substance de mondes directement vécus
– et la sobriété, putain, la sobriété qui s’étale en années-lumière – vite vite une gorgée de bière pour peupler nos tourments. Il faut être toujours ivre. C’est l’unique sanction.
On n’en finira pas de gloser là-dessus tant qu’existera la littérature. Profitons en, c’est peut-être bientôt fini. C’est sans doute déjà fini. Le corps du poète est moribond : son règne égotique prendra bientôt fin. Car si les poètes parlent toujours d’eux même c’est que dorénavant ils jouissent de cet incomparable privilège qu’ils ne peuvent à leur guise n’être ni eux même, ni autrui.
Il n’y a plus de personnage en chacun – de ce triste monde tout est peuplé. L’ailleurs est mort.
J’ai professé, il est vrai, de tuer tous les écrivains. Toutes les blagues sont des choses sérieuses.
À celui-là je ne prendrai qu’un pied.
Afin qu’il ne sache plus marcher.
Afin qu’il se souvienne que même avec les ailes irisées – les cieux lui appartiennent.